dimanche 8 février 2015

Morts de rire


Il y a déjà un mois, avait lieu l'attentat au sein des locaux de la rédaction de Charlie hebdo. Un acte de barbarie sans nom, qui aura traumatisé la France et le monde.

Comme beaucoup de gens, j'ai été ébranlée, ce jour là. Choquée. Attristée. J'ai été horrifiée, impuissante, saisie à la gorge. J'ai ressenti vivement l'affreuse certitude que ce n'était pas juste un mauvais rêve et que, à Paris, en 2015, on avait abattu froidement des dessinateurs de presse, et tous les malheureux qui se trouvaient entre eux et les armes des terroristes. J'ai eu la gorge nouée pendant des heures, les yeux rivés à mon écran d'ordinateur, incapable de me concentrer sur mon boulot, sonnée et nauséeuse.

Je ne suis absolument pas une dessinatrice de presse. Ou même engagée politiquement dans mes crobards. J'admire, mais je ne sais pas faire. Je n'en ai pas le courage non plus.

Je connaissais Charlie, et Harakiri avant lui, mais je n'en avais jamais lu un numéro complet.

Malgré tout, je l'ai ressenti comme une attaque "privée". Un truc qui venait me toucher, moi, personnellement. Des morts, malheureusement, il y en a partout dans le monde, tout le temps. La dernière boucherie qui a eu lieu quelques jours plus tard au Nigeria en est un exemple cruel et sanglant. Ce qui est affreux, c'est que c'est loin, que ça nous émeut moins.

Quand ce jour-là, l'un de mes collègues est venu nous rejoindre dans la cuisine, au boulot, effaré, en disant "Cabu est mort", j'ai senti comme un bout de moi se détacher douloureusement. Je n'avais jamais ressenti ça auparavant.

J'ai grandi biberonnée à la bande dessinée. Je lisais les petites cases dans le Monde et le Canard enchainé quand j'étais enfant, tous les mercredis, chez mes grands-parents. Et même si je ne saisissais pas tout le sel de la chose, j'aimais les lire. C'était l'un de mes petits rituels. Elles faisaient partie de mon paysage. Je ne sais pas si j'aurai réagi aussi vivement si cela avait été des anonymes, ou des journalistes, autres que des dessinateurs qui avaient été tués ce jour là. Je l'ignore, et dans le fond, j'en ai un peu honte, car je devrais m'insurger, quelles que soient les victimes... Mais, là, en tant que BD-iste, en tant que dessinatrice, en tant que citoyenne, ça m'a retourné le bide, plus vivement que je ne l'aurait cru.

C'en est suivi une réaction en chaine.

J'ai eu peur. Peur pour mon pays. Peur pour la liberté. Peur des cons. Peur des remarques haineuses, du racisme, de l'intolérance, des amalgames, des actes cons de vengeance aveugles sur ceux qui n'ont rien fait.
J'ai eu honte aussi.
 Honte de voir que ces types étaient menacés de mort depuis des années, et que tout le monde s'en foutait. Charb avait constamment un flic aux basques...pendant 12 ans ! Et c'était normal. J'ai été choquée de voir qu'on les laissait tous seuls s’escrimer dans leur coin, les laissant avec leurs blagues potaches, en les dénigrant ou en les pointant du doigt, sans réaliser qu'ils étaient peut être les seuls à prendre des risques pour la liberté d'expression. 
Et je me suis sentie bête. Bête de ne pas avoir pigé plus tôt.

J'ai regardé l'excellent film "Caricaturistes, fantassins de la liberté"de Stephanie Valloatto, et revu "Persepolis" de Marjane Satrapi et Vincent Paronneau.



Et je me suis dit, que ces types, ces femmes, qui prennent la parole, qui disent tout haut ce que l'on dit tout bas, parfois en risquant leur vie, méritaient l'admiration.
J'ai regardé le boulot de WillisfromTunis, de Michel Kichka, de Boligan, de Plantu.





J'étais admirative, gonflée d'espoir en voyant l'investissement de ces gens, qui ont le courage de se dresser face à la bêtise et à la barbarie, mais aussi totalement impuissante et déprimée. Parce qu'il y aura encore un bon bout de temps des dessinateurs que l'on persécute, que l'on menace de mort, et auxquels on brise les phalanges.

Au milieu de tous ces tourneboulements émotionnels, et à ma toute petite échelle, je me suis sentie, comme investie d'une mission. J'ai regardé des interviews des disparus, les larmes aux yeux, comme celle-ci ou celle-là. Et je ne réalisais pas qu'ils étaient partis. Pour un truc aussi con.

 J'ai donc fait un truc que je ne fais jamais. J'ai dessiné pour leur rendre hommage.
Je les ai fait blaguer, grimacer de manière désinvolte, rire une dernière fois, comme un doigt d'honneur à la violence, la bêtise et l'intolérance qui leur avait coûté la vie. J'ai gribouillé jusqu'à exorciser.

Voici les modestes gribouillis que j'ai fait pour Cabu, Honoré, Charb, Tignous et Wolinski.
Des chics types qui croyaient pouvoir rire de tout, et qui en sont morts.

Salut les gars et bon vent.